Naissance d'un cachalot
Pélagos, nurserie pour les mammifères marins
Un reportage de Frédéric Bassemayousse
Embarqué sur un catamaran, nous arpentons la Méditerranée dans et aux abords du sanctuaire Pélagos. Notre but, l’étude de trois de ses plus grands habitants : le rorqual commun, le cachalot et le globicéphale noir. La mission est menée par Denis Ody, responsable du programme Océans et Côtes au WWF France. Le plan est simple : observer, rechercher, approcher, photographier et biopsier.
Le rituel est immuable : du lever du soleil au coucher, trois observateurs se relaient toutes les deux heures et scrutent l’horizon sur une mer souvent capricieuse. En ce mois de septembre les animaux sont assez farouches et peu montrent le bout de leurs dorsales. Toutefois, quelques informations nous parviennent sur la présence de globicéphales vers Marseille. Mais, coutumier du fait, Eole le chafouin a fermé la frontière théorique qui nous ouvre le Golfe du Lion. Cependant, le 10 septembre le vent nous accorde un répit et nous virons de bord, cap à l’ouest
6 heures du matin le 12 septembre
La nuit cède à contre cœur sa place à l’aube. A l’est, l’horizon se teinte d’orange, marqueur imminent de l’arrivée du soleil. Pendant que le café monte dans la moka, je me fixe à l’avant du « cata » pour un tour d’horizon à la jumelle. C’est dans cette ambiance de début du monde, que les souffles se suspendent indéfiniment dans l’humidité matinale. A quelques milles, deux « communs » accrochent mes lentilles. La journée peut commencer !
Cela fait 14 ans que nous parcourons des milliers de milles à la rencontre des mammifères de Méditerranée. 14 années égrenées de centaines de rencontres toutes aussi exceptionnelles les unes que les autres. 14 ans à suivre des animaux fantomatiques, qui passent les trois quarts de leur temps sous la mer, loin de nos observations, loin de notre compréhension. 14 ans d’étude, et si peu de certitude ! Pourtant ce jour, rien ne présageait que la Méditerranée allait dévoiler un pan de ses secrets, que nous allions être les témoins d’une belle histoire que nous pourrions coucher sur le papier, sans point d’interrogation.
A 13 heures, Maja tire ses 6 nœuds au parallèle du cap Sicié. A trois nautiques au nord de notre position, des gerbes d’eaux attirent notre attention. Nous sommes dubitatifs et attribuons ce comportement à des sauts de raies mobula, légion cette année. Malgré notre expérience et selon les circonstances, il nous est parfois difficile d’identifier les animaux, notamment si leur comportement diffère de ce que nous considérons être la normalité. Toutefois la polémique est inutile car la procédure est sans appel, vérifier la source !
Le bateau imprime un virage à 90 degrés et pointe ses étraves vers la terre. Rivés à nos jumelles, nous sommes sur le qui-vive, attentif au moindre souffle, à la moindre ondulation. En guise de souffle c’est un animal qui s’élève lourdement dans les airs. Passé notre étonnement et notre enthousiasme, nous réalisons qu’il s’agit d’un cachalot accompagné de trois de ses congénères. Nous stoppons notre route et mobilisons le matériel nécessaire à la deuxième phase de notre travail : la photo d’identification et la biopsie. Pour cela, nous tractons un pneumatique rapide dans lequel nous embarquons le matériel nécessaire. Il est 14h15 lorsque nous arrivons au contact des animaux qui se déplacent lentement sans sonder.
A priori lorsqu’ils chassent, pour ceux que nous avons observé, les cachalots sont seul ou en petits groupes. Durant cette longue période, nous les repérons et les suivons à l’aide d’un hydrophone. Leur temps d’apnée avoisine la cinquantaine de minutes et les sons typiques composés de « clics » et de « creaks » nous informent sur leur activité. En revanche, lorsqu’ils sont en groupe, leur comportement diffère. Ce sont des odontocètes aux mœurs grégaires qui se rencontrent à des fins de sociabilisassions. Lors de ces réunions, ils ne sondent pas, mais s’immergent ensemble dans quelques mètres d’eau pour former un groupe compact. En surface, ils se rassemblent les uns à côté des autres et ballotent tel des billes de bois qui attendent le grumier.
Dans cette configuration nous essayons avant tout de comprendre. Pour cela, il nous faut dénombrer et cibler les individus de taille suffisante pour la biopsie mais également d’en photographier un maximum qui viendront enrichir le catalogue d’identification. Pour ce faire, nous les approchons lentement afin de ne pas les perturber. Nous sommes toutefois étonnés par leur nombre et intrigués par l’hyperactivité qu’ils génèrent. Avant d’agir, nous décidons d’aller voir ce qu’il se passe en dessous de la surface. Ce n’est pas notre habitude car nous pensons, parfois à tort, que notre présence sous-marine pourrait interférer avec leur comportement.
15H20
Le caisson de l’appareil photo est prêt, mais avant de m’immerger, nous nous assurons que les animaux ne vont pas se déplacer. Inutile de se presser. En retrait, les observateurs restés sur le catamaran nous signalent que d’autres cachalots convergent vers le pod. Le groupe imprime un virage vers nous, c’est le moment que nous attendions. Moteur coupé, je me glisse silencieusement dans l’eau. L’approche des cachalots ne s’effectue pas dans la précipitation. Comportement inutile qui pourrait être mal interprété.
Je suis à une quinzaine de mètres d’eux. Ils sont neuf, mais je n’en vois que huit. Ils nagent en ligne et me font face. Il y a là une petite femelle étonnamment claire et un mâle d’une dizaine de mètres. Une autre femelle nage sur le dos en dessous de l’adulte. J’observe immobile. Avant d’approcher, il faut y être invité ! Patience et respect. L’eau est chargée de lambeaux de peau laissés par les animaux qui se frottent les uns aux autres. A distance d’une dizaine de mètres, ils s’écartent lentement vers la gauche me laissant à une distance respectable. Je me contente de les suivre.
15H22
Plusieurs cachalots intègrent le groupe, je ne peux les compter. A leur venue l’agitation s’intensifie et l’eau se sature de mousse qui masque les animaux. Des caudales battent l’air et retombent lourdement. Mon enthousiasme me fait perdre de vue l’incroyable puissance qui se dégage de ces regroupements. J’en prends conscience lorsqu’une nageoire, sortie de nulle part, fend l’eau dangereusement devant moi. Je bats en retraite. Spectateur unique d’une représentation dantesque, je ne sais absolument pas à quoi j’assiste !
Une fois l’eau éclaircie, je constate que huit autres acteurs sont apparus sur la scène. Je remarque la femelle très pâle. Un morceau de placenta blanchâtre obstrue sa fente génitale : c’est une mère ! Elle vient de mettre bas ! Je viens d’assister à une naissance !
Dans cette masse compacte que je compare à un maul au rugby qui cache le ballon, je cherche le bébé. Le voici qui s’extirpe du regroupement. Malgré ses quelques mètres, il me semble petit, fragile. Son cordon ombilical est bien visible ! Sa peau est fripée. Les lobes de sa caudale sont encore enroulés. Il ne ressemble pas à ses ainés : sa tête est oblongue et semble terminée par un bec. C’est le neuvième individu que je n’avais pas repéré dans le groupe initial !
L’agitation n’est pas seulement liée à la naissance, mais à l’arrivée de nouveaux cachalots qui se joignent au groupe. Ils sont bientôt 27 ; un rassemblement considérable. Sous l’eau, le vacarme des clics, des codas, des creaks est assourdissant. J’aime à penser que certaines de ces expressions sonores sont des « faire-part » de naissance qui annoncent au loin l’heureux événement. En effet, jusqu’à la tombée de la nuit, des cachalots viennent de tous les horizons saluer l’événement. Les éléphants et les humains en font de même ! Pour le protéger de l’enthousiasme des arrivants venus le saluer, un mâle forme rempart à sa gauche, une femelle – la marraine – le garde à sa droite. Sa mère nage sur le dos juste en dessous Dans ce fourreau de protection le petit est en sécurité. Sa mère le porte à la surface par intermittence afin de faciliter sa respiration.
Ce n’est pas la première naissance de cachalot en Méditerranée, nous sommes juste probablement les premiers à l’avoir photographié et filmé. Mais pour cela, nous avons dû franchir une ligne qui nous parait à présent indispensable. Nous sommes passés de l’autre côté du miroir, pour voir, pour comprendre. Depuis la surface et malgré la clarté de l’eau, nous nous sommes rendu compte que le bébé était invisible, noyé dans la masse compacte de ses congénères. En m’immergeant, j’ai ouvert les yeux dans le brouillard, nous en avons tiré des enseignements et tordu des principes. Mais pour autant, je n’aurais pas aimé que des braillards indisciplinés viennent troubler la naissance de ma fille !
Ce n’est pas un scoop, les humains perturbent les écosystèmes. Trop souvent leur présence n’est conditionnée que par quelques intérêts personnels qui n’ont rien à voir avec l’étude du naturaliste ou les travaux des scientifiques. Pourtant, il doit bien être possible de partager le monde du vivant sans que celui-ci soit l’apanage unique d’une communauté ? Pour cela il est fondamental que cette action soit encadrée et qu’elle serve la connaissance. Mais comment le faire, comment former les utilisateurs toujours plus nombreux et heureux d’entrer en contact avec ces grands cétacés et qui pourraient, par leurs observations, enrichir cette connaissance ? Pourtant, comprendre un monde sans le voir est incohérent ! Il en résulte des interprétations, des certitudes non vérifiées, des publications erronées. C’est le constat que nous faisons aujourd’hui.
Voilà une heure que je barbotte à présent. La danse des cachalots n’en finit pas. Ils valsent au son des kodas et saluent bruyamment chaque arrivée des membres de leur famille. Je me suis fait petit car je ne peux faire autrement. J’assiste avec émerveillement à cette réunion. J’aimerai aussi faire partie de cette famille, comprendre leur langage, y répondre. Un mâle à du lire mes pensées, il se rapproche toujours plus près et m’observe avec bienveillance. La confiance est là, le seigneur du lieu adopte le petit mammifère bipède et maladroit que je suis, sans aucune contrepartie. Un mur vivant me fait face. Une petite brique s’en extirpe et se rapproche. Nous sommes à une poignée de mètres nos yeux rivés l’un sur l’autre. Bienvenue à toi petit cachalot !
Frédéric Bassemayousse
Texte et photos